Chapitre Saint Martin

Le distrait, l'égoïste et le peureux

Il était une fois, dans un petit village en Orient, trois familles : la
famille distraite, la famille égoïste et la famille peureuse.

Dans la première, la fête bat son plein. Cousins, amis venus de loin,
chantent, rient, dansent pour célébrer les retrouvailles dans une
chaleureuse amitié qui fait oublier les morsures de l'hiver. On a frappé à
la porte. Mais personne ne l'a entendu. Il y a trop de bruit dans la maison
et dans les cœurs pour prêter attention à des inconnus qui mendient
l'hospitalité.
Distrait comme les autres, un enfant a juste aperçu par la fenêtre un
âne qui passe, un vieil homme et une femme lasse 2.

Dans la deuxième famille régne une étrange agitation. "Les oignons,
l'aïl, du thym ! Vite ! Dépêche-toi, la viande ne sera jamais prête à
temps. Ce repas me met l'eau à la bouche mais la cervelle en ébullition.
— Et toi, où pars-tu ?
— On a frappé à la porte.
— Et les gâteaux ! C'est plus important que tout. Renvoie ces inconnus. Dis-leur que nous n'avons
pas le temps, pas la place, et reviens vite !
La fillette fait la commission, un peu gêné de mentir mais, soulagée de son égoïsme, elle voit
s'éloigner sans mot dire le vieux, tirant le petit âne qui porte sa jeune épouse, toujours bien lasse.

Ils vont frapper à une troisième porte où, sur le seuil on les fait attendre plus longtemps.
— Un instant, s'il vous plait, je vais voir si c'est possible avec mon mari.
— Mais il n'y a plus de place, tu le sais bien. Et puis imagine qu'elle accouche ici, les complications,
les soucis.
— Mais nous pourrions nous serrer, et je m'occuperai d'elle…
— Non, non, j'ai peur, je ne veux pas de problèmes. Renvoie-les gentiment mais... fermement.
Quand elle revient à la porte, les inconnus s'en étaient allés. Ils étaient doucement partis,
humblement soumis à l'étrange providence.

Et c'est méconnue de tous qu'à la minuit, la Vierge coucha sur la paille le petit Roi créateur des
univers...

Oh, mes frères, à quelques jours de Noël, comme nous ressemblons à ces pauvres habitants de
Bethléem, distraits, égoïstes ou peureux.
Attention, ils n'étaient pas de mauvaises gens ! Ils n'étaient pas coupables d'avoir ouvertement
refusé le Messie ! Joseph ne frappait pas aux portes en disant : "Bonsoir madame, bonsoir monsieur, je
suis le Grand Saint Joseph, avec l'Immaculée Conception qui va mettre au monde le Sauveur des
hommes". Non ! Dans 2 jours à peine, le diacre proclamera seulement "qu'il n'y avait pas de place pour
Marie et Joseph à l'hôtellerie" : "Non erat eis locus in diversorio"3.

Les Bethléemites étaient, comme nous, de braves gens, pieux et gentils, mais les uns devaient être
terriblement distraits, n'entendant pas frapper, les autres bien égoïstes, ne voulant pas être dérangés, les
troisièmes trop peureux, d'une peur trop humaine, incapables des héroïsmes de la charité.

Or aujourd'hui comme il y a 2000 ans, Jésus passe discrètement, doucement en nos vies.
Mais comment entendre sa voix, qui ne parle que dans le silence, si nous vivons dans le bruit
comme les hôtes de la première maison de notre conte ? Jésus peut frapper à la porte de votre cœur, mais,
pleins de musique, d'internet ou de distractions, nous ne l'entendons pas et ne lui ouvrons pas…

Sermon pour la clôture de la retraite à Fontgombault du chapitre Saint-Martin, 23 déc. 2010, par le Père Jean-Baptiste, CRMD.

Cf Marie-Noël, Noël et morale aux maisons sur la prudence, in Œuvre poétique, Stock, 1949, p. 453-458.
Luc 2, 7 (Evangile de la Messe de Minuit.)

Que restera-t-il de votre belle retraite dans le silence de Fontgombault de retour dans vos familles,
si vous ne préservez pas en vos journées un temps notable de prière silencieuse ? Un quart d'heure
quotidien me paraît le minimum ''non négociable''...
Mais Jésus passe aussi en nos vies lorsqu'un pauvre, un inconnu ou, plus souvent, un conjoint, un
frère ou un enfant nous demande un service, un cadeau, une attention ou un effort qui énerve notre
patience ou pique notre égoïsme. Et nous ressemblons tant alors à la famille de la deuxième maison.
Jésus passe encore en nos vies lorsqu'il nous demande au creux de l'âme de lui offrir, de lui
sacrifier quelque chose de nos vies et parfois nos vies entières, s'il nous appelle à le suivre dans la
vocation. Certains d'entre vous sont ou seront certainement appelés... Et même s'ils en ont la trouille... ils
savent que le Bon Dieu ne peut pas faire de plus grand honneur et offrir de plus grand Bonheur à un jeune
homme ou à une jeune fille, qu'en l'appelant à se donner exclusivement à son service...
Plus simplement, nous savons tous qu' il faut nous gêner un peu à l'approche de Noël !
S'il n'y a pas de place à l'hôtellerie et que Jésus, Marie et Joseph veulent y venir, alors on va en
faire de la place, sacrifiant notre confort, nos biens légitimes, leur offrant la chambre, les lits, la nourriture
qui peut-être nous étaient nécessaires !
Si Jésus passe ainsi en votre vie, n'ayez pas peur de lui donner tout. Vous savez bien qu'Il
récompense au centuple et dès cette vie(4).

Alors, à 2 jours de Noël, que faire pour éviter la tragédie de laisser les fruits de cette retraite
à Fontgombault s'évanouir en quelques heures ? Pour éviter la tragédie de ne savoir accueillir Dieu
qui passe ? Que faire pour permettre au Seigneur d'entrer en notre cœur, d'y faire sa crèche, d'y rayonner,
de nous transformer enfin ?

Tout d'abord, obéir au Baptiste que cite le prophète Isaïe dans l'Evangile de ce jour : "Préparez
le chemin du Seigneur (…) toute vallée sera comblée et toute montagne et toute colline seront abaissées,
les chemins tortueux deviendront droits (…)"(5).
Toute vallée sera comblée :
Cela s'adresse à notre première famille, celle des distraits pour bien préparer Noël (et il ne nous
reste que 4 jours, c'est peu mais ce n'est pas trop tard !)
Il faut combler nos lacunes de vie spirituelles, lire de bons livres, faire silence, prier davantage,
garder les bonnes résolutions de cette retraite.
"Combler les vallées" ce sera aussi surmonter les crevasses faites par la tristesse, les rancunes.
Oublier tout cela, pardonner(6).
Abaisser les montagnes :
C'est pour la deuxième famille, celle des égoïstes, une invitation à diminuer la montagne de nos
biens matériels(7) en étant plus généreux avec les pauvres. Si Noël ne vous voit pas faire d'aumônes,
d'argent ou de cadeaux, alors nous traitons l'Enfant Jésus comme les bourgeois de Bethléem !
Redresser les chemins tortueux :
C'est pour la troisième famille, crispée dans une peur trop humaine et dont la vie spirituelle tortille
entre l'esprit du monde et l'esprit de Dieu, hésite entre le péché et la vertu, entre le Père Noël bouffi et
l'Enfant Jésus qui a froid.
Redressons la barre ! Remercions le Ciel pour cette retraite si glaciale pour les corps et si fervente
pour les âmes ! Soyons fidèles aux grâces reçues ! Dans un monde devenu fou, fou de désespoir ou ivre
de plaisir, dans un monde qui dans 2 jours cherchera vainement le bonheur dans les guirlandes
clignotantes, l'I-Pad dernier cri ou les marrons glacés,
vous êtes les seuls à pouvoir témoigner par toute votre vie
que la vraie joie
a sa source dans l'Enfant-Dieu
que nous offre la Vierge Marie.
Soyons des modèles de charité non de confort !
"Vous êtes le sel de la terre"(8), pas le sucre !
Ainsi soit-il !

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4->Marc 10, 29-31.
5->Evangile du 4° dimanche de l'Avent, Luc 3, 5-6.
6-> Un Chartreux, Ecole de Silence, Parole et Silence, 2001, p. 49.
7-> Id, p. 46.
8-> Matthieu 5, 13 ; Marc 9, 50 ; Luc 14, 34-35.